Rhône et phylloxéra : la grande métamorphose des vignobles

18 septembre 2025

Une crise venue du sol : aux origines du désastre

À la fin du XIX siècle, un minuscule insecte traverse l’Atlantique et bouleverse à jamais l’histoire du vin français. Le phylloxéra – Daktulosphaira vitifoliae – débarque en 1863 dans le Gard, près de Roquemaure, aux portes du pays rhodanien. Ce puceron, quasi invisible à l’œil nu, dévore les racines des jusqu’à les épuiser entièrement.

Le Rhône, alors troisième vignoble de France par sa surface, est frappé de plein fouet dès 1878 (source : Revue des œnologues n°56, 2020). La maladie remonte lentement la vallée, de la Drôme jusqu’aux collines du nord, épargnant rarement un terroir sur son passage.

  • Plus de 70% du vignoble rhodanien disparaît entre 1880 et 1895 (source : INAO, archives départementales du Vaucluse).
  • Des villages entiers, Jadis prospères, voient leur activité viticole s’effondrer (Tavel descend alors de 700 hectares à moins de 110 à la fin du siècle).

Les symptômes d’un choc : paysages, sociétés et vins bouleversés

Des campagnes exsangues

La crise du phylloxéra n’est pas seulement une calamité pour la vigne. Les paysages, eux aussi, se transforment. Tandis que les pieds dépérissent, des friches gagnent du terrain. Certains paysans tentent de replanter, d’autres vont jusqu’à remplacer la vigne par des céréales, de la luzerne ou des abricotiers pour survivre (cf. "La vigne dans le Rhône", J.-P. Garcia, Ed. Ouest-France, 2003).

  • Entre 1880 et 1900, la superficie viticole passe de 52 000 à 15 000 hectares (Rhône méridional, rapports INAO).
  • La désertification rurale s’accélère : 18% de la population agricole du Vaucluse quitte le secteur entre 1870 et 1910.

Économie et culture mises à nu

  • Le prix du vin flambe puis s’effondre après les replantations, entraînant faillites et migrations forcées.
  • De nombreux artisans des villages viticoles se reconvertissent, provoquant la disparition de savoir-faire associés à la tonnellerie, la vannerie ou la culture de la soie.

Les vins du Rhône, symboles de convivialité dans les guinguettes lyonnaises ou à Avignon, se font plus rares. Les exportations, notamment vers l’Angleterre et les colonies, chutent de près de 75% dans les années 1890.

Imaginer la riposte : greffage, solidarités et innovation

La solution américaine : une alliance vitale

Face au désastre, le salut est venu d’où était venu le mal. Dès 1885, des ampélographes comme Jules-Émile Planchon et Gaston Bazille recommandent le greffage des cépages locaux sur des pieds américains naturellement résistants au phylloxéra (cf. Mémoire de la Société centrale d'agriculture du Vaucluse, 1897).

  1. Greffage massif : À partir de 1890, les pépinières rhodaniennes produisent jusqu’à 12 millions de porte-greffes américains par an.
  2. Expérimentations variétales : Rapidement, les vignerons du Rhône sélectionnent les variétés les mieux adaptées au climat de la vallée, comme le Riparia Gloire, le 3309 Couderc ou le SO4, parents invisibles des vins d’aujourd’hui.
  3. Diffusion des techniques : Les syndicats agricoles, premiers du genre en France, généraliseront la formation pratique, un héritage qui structure encore la profession.

Naissance de la coopération et du renouveau viticole

La reconstruction du vignoble du Rhône s’accompagne de l’émergence spectaculaire du modèle coopératif : en 1907, la cave de Tain-l’Hermitage ouvre la voie, suivie par Vacqueyras (1929) et Beaumes-de-Venise (1935). Les vignerons, souvent ruinés et isolés, trouvent un appui décisif dans ces structures collectives, qui mutualisent savoir-faire, achats et pressurage.

  • En 1914, plus de 80 coopératives sont créées dans la vallée du Rhône (source : Fédération des caves coopératives du Rhône).
  • La transmission orale et écrite explose : on voit paraître des guides de taille, des manuels de greffage et des protocoles contre les maladies, fixes ou nouvelles.

Des héritages qui résonnent : influences sur les cépages, les appellations et l’identité rhodanienne

Le choix des cépages, un nouvel équilibre

La crise du phylloxéra agit comme un gigantesque filtre sur la diversité ampélographique du Rhône. De nombreux cépages autochtones fragiles disparaissent ou sont remplacés par des variétés à haut rendement et mieux adaptées au greffage et au nouveau contexte économique.

  • Le Grenache, la Syrah, le Mourvèdre (pour le sud), la Marsanne ou la Roussanne (dans le nord) deviennent dominants.
  • La Clairette et la Bourboulenc perdent du terrain au profit de cépages américains d’abord expérimentés, puis progressivement écartés quand le goût du vin s’en ressent.

Au fil du temps, le Rhône façonne ainsi son identité aromatique autour de quelques cépages piliers, garants d’une typicité reconnue mondialement aujourd’hui (cf. Inter Rhône, “1850-1950 : Cent ans de mutations”, 2017).

Les contours nouveaux des appellations

  • L’homogénéisation du vignoble après la crise favorise la délimitation progressive des terroirs pour les futures appellations (AOC).
  • Châteauneuf-du-Pape, Lirac, Hermitage ou Gigondas, entament au début du XX siècle l’ambitieuse tâche de redéfinir leurs aires de production, souvent sur des parcelles rescapées de la tragédie.

Ainsi, en 1936, les toutes premières AOC voient le jour, une réponse directe à la volonté de reconstruire le prestige menacé des vins rhodaniens.

Phylloxéra et paysages : les marques encore lisibles dans le Rhône d’aujourd’hui

Promeneur dans les côteaux du Rhône, le regard s’attarde parfois sur la géométrie soignée des rangs de vignes, l’alternance stricte des parcelles, ou la présence de haies et d’arbres isolés. C’est là, silencieuse, la signature du phylloxéra : replantations méthodiques, abandon des souches sur les terrains les moins rentables, usage généralisé du fil de fer pour palisser les jeunes plans greffés, encore visible cent cinquante ans après (source : Inventaire du patrimoine viticole du Rhône, 2019).

Dans certains villages comme Séguret, Uchaux ou la plaine de Montélimar, des champs sans vigne témoignent de l’emprise persistante du puceron. Localement, des panneaux commémoratifs rappellent la lutte acharnée menée par des générations de vignerons, telle la stèle de Roquemaure, élevée en 1963 pour le centenaire de l’arrivée du phylloxéra.

Une mémoire fertile : phylloxéra, vigne et imaginaire rhodanien

La crise du phylloxéra ne s’estompe jamais vraiment de la mémoire locale. Elle s’incarne à la faveur de fêtes, de légendes, d’art ou de littérature régionale. Chaque année, à Châteauneuf-du-Pape ou Roquemaure, on célèbre la guérison miraculeuse de la vigne comme un rite de renaissance communautaire (cf. "La Vigernone", théâtre populaire, 2012).

  • Des caves historiques préservent des outils de greffage d’époque ou des cartons de porte-greffes, exposés pour transmettre cette dimension de résilience.
  • Les routes touristiques du Rhône évoquent ce pan d’histoire dans la signalétique viticole et les parcours pédestres.

Le phylloxéra, malgré la douleur infligée, est devenu fondateur d’une identité : il rappelle la fragilité de l’équilibre entre terroir et nature, mais aussi la capacité des hommes et femmes du Rhône à réinventer la vigne et le vin, génération après génération.

Sources et ressources pour aller plus loin

  • INAO : Archives départementales du Vaucluse et rapports sur la crise du phylloxéra.
  • Revue des œnologues n°56, 2020.
  • J.-P. Garcia, "La vigne dans le Rhône", Editions Ouest-France, 2003.
  • Inter Rhône, “1850-1950 : Cent ans de mutations”, 2017.
  • Inventaire du patrimoine viticole du Rhône, 2019.
  • Fédération des caves coopératives du Rhône (statistiques et mémoires).
  • Société centrale d'agriculture du Vaucluse, mémoires 1897.

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