L’empreinte des moines : bâtisseurs de vignobles et révélateurs du Rhône médiéval

9 septembre 2025

Une vallée déjà convoitée, entre Rome et nouvel élan monastique

Longtemps avant que la vallée du Rhône ne devienne synonyme de grands crus, ses rives accueillaient les traces de la vigne. La culture de la vigne y fut introduite à l’époque romaine, mais c’est au tournant du Moyen Âge, autour du Ve siècle, que le Rhône s’apprête à vivre une transformation radicale grâce à l’arrivée et au patient travail des ordres monastiques. Bénédictins, cisterciens et chartreux s’installent alors dans la région, posant la première pierre d’un édifice viticole qui allait façonner à jamais le visage du vignoble.

Le paysage en mutation : monastères, abbayes et essor viticole

L’installation des communautés religieuses n’est jamais fortuite : établissements près de sources, sur des promontoires ou le long des voies de communication, les monastères deviennent rapidement des pôles économiques majeurs. Ceux du Rhône ne dérogent pas à la règle : Cluny, Saint-Martin d’Ainay à Lyon, l’abbaye de Saint-André de Villeneuve-lès-Avignon ou encore l’abbaye de Saint-Paul-Trois-Châteaux jouent un rôle central dans la mise en valeur des terres.

  • Dès le VIII siècle, une centaine de monastères sont déjà actifs entre Vienne et Avignon (source : Jacques Anselme, "Vignobles & Monastères").
  • Les sols pierreux ou pentus, difficiles à cultiver, sont privilégiés pour la vigne, la seule culture rentable sur de telles terres.
  • Une méthode d’expansion : la donation de terres par les seigneurs locaux, souvent redevables à l’Église ou désireux de gagner leur salut, accélère l’implantation des ordres.

Avec les moines, la vigne devient, dans le Rhône, un axe structurant du développement agricole.

Moderniser la culture de la vigne : savoirs, expérimentations, adaptation

Loin du simple exploitant terrien, le moine médiéval mise sur la patience et la méthode. Héritiers des travaux agricoles prônés par la règle de saint Benoît ("Ora et labora", prie et travaille), les religieux du Rhône perfectionnent l’art de la viticulture sur plusieurs plans :

  • Sélection et entretien des cépages : Les moines repèrent et bouturent les vignes les plus résistantes ou les plus qualitatives, éliminant sur plusieurs générations les plants moins productifs ou de moindre goût.
  • Maîtrise de la taille : L’utilisation de la taille en guyot, adaptée à la région, se généralise sous leur influence (cf. Michel Chapoutier, entretien publié dans Terre de Vins, 2019).
  • Jachère, amendements et orientation des rangs : Les abbayes développent la jachère – rare à cette époque – et améliorent la fertilité des sols par des apports organiques (comprenant marc et fumier), nouant ainsi les bases de l’agronomie viticole moderne.
  • Adaptation au microclimat : Par leur connaissance fine du territoire, ils plantent selon l’exposition, créant la notion empirique de « terroir ».

Organisation économique et première notion de « cru »

Dès le XI siècle, les moines comprennent que le vin n’est pas seulement source de subsistance ou d’usage liturgique : il devient denrée d’échange et symbole de prestige.

  • Structuration par celliers et greniers à vins : Des caves vastes, telles celles de l’abbaye de Saint-André, permettent une vinification à plus grande échelle et la conservation sur plusieurs années – rare pour l’époque.
  • Gestion des domaines : Les abbayes mettent en place un système administratif précis : registre des vendanges, inventaires des parcelles, suivi des ventes.
  • Premiers « crus » identifiables : Certains terroirs sont déjà réputés au Moyen Âge : le Clos Sainte-Catherine (actuel Hermitage) est cité dès le XII siècle parmi les meilleurs vins de la vallée (source : Archives Départementales de la Drôme).

Le vin « monastique » acquiert alors une réputation telle que les marchands lombards, dès le XIII siècle, l’exportent jusqu’à Avignon et aux tables pontificales.

Transmission : écriture, savoir-faire et diffusion des techniques

Un apport majeur des communautés religieuses tient à leur capacité à écrire et transmettre. Les abbayes rhodaniennes tiennent des cartulaires où sont consignés les baux, les chartes de donation, mais aussi des manuels agraires compilant les observations sur la vigne :

  • Usage du pressoir à vis dès le XII siècle pour une meilleure extraction
  • Affinage des procédés de soutirage et limitation de l’oxydation, grâce à l’adoption précoce de la bonde de bois
  • Mise en fûts, parfois dans de solides tonneaux fabriqués dans les tonnelleries conventuelles

Même une crise comme la grande peste de 1348 ne mettra pas fin à cet élan : les abbayes perdent parfois plus de la moitié de leur population, mais continuent à sauvegarder et redéployer ce savoir. Les laïcs – descendants de serfs libérés ou bourgeois locaux – bénéficient ensuite des baux à complant (bail à mi-fruits) pour cultiver la vigne selon la méthode monastique.

Vins sacrés, vins sociaux : spiritualité, usages et rayonnement du vin rhodanien

Pour les moines, le vin est d’abord un produit sacré, essentiel à la célébration eucharistique. Mais dès le XII siècle, l’usage excède largement le chœur de l’église :

  • Œuvre caritative : les abbayes distribuent souvent du vin lors des famines et aux hôpitaux (notamment à Lyon, lors des périodes de disette du XII siècle).
  • Facteur culturel : à partir du XIII siècle, le vin de la vallée du Rhône est célébré dans la poésie des troubadours de la cour d’Avignon et dans des écrits comme les lettres de Pétrarque.
  • Usage diplomatique : Offert aux rois de France et aux papes installés en Avignon, le vin rhodanien acquiert une stature politique nouvelle (source : Pierre Sanner, « Vins Papaux : de Cluny à Avignon », La Revue du Vin de France, 2017).

Innovation et persistance : quelques chiffres et dates clés

Période Événement/Vignoble Impact ou innovation viticole
~800-900 Abbaye de Saint-André de Villeneuve-lès-Avignon Culture organisée de cépages autochtones, création de terrasses
948 Charte de Fermenas Première mention écrite des "clos" à vocation uniquement viticole
XII siècle Développement de l’Hermitage et Côte Rôtie Affinement de la vinification, création de crus reconnus
1350 Après la peste noire Répartition accrue des terres viticoles à des laïcs, diffusion massive de la technique monastique

Un héritage vivant : la trace persistante des moines dans le Rhône actuel

Les contours du vignoble rhodanien sont indissociables de cette histoire spirituelle et laborieuse. Le découpage parcellaire, la valorisation de certains coteaux et la capacité de la vallée du Rhône à produire une mosaïque de terroirs trouvent racine dans ce patient ouvrage médiéval.

Aujourd’hui encore, plusieurs domaines perpétuent ces traditions à l’emplacement même des anciens monastères (ex : le vignoble de l’abbaye de Montélimar replanté au XXI siècle selon le plan cistercien d’origine). Nombre de techniques – orientation, restauration de terrasses, soins apportés à la sélection des cépages historiques – se retrouvent dans le travail quotidien des vignerons de la vallée.

À chaque gorgée d’un Saint-Joseph, d’un Hermitage ou d’un Châteauneuf-du-Pape, affleure la mémoire silencieuse de ces bâtisseurs du goût, pour qui la patience monastique fut un moteur d’innovation. Si nombre de leurs manuscrits ont traversé les siècles, l’essentiel de leur œuvre vit toujours dans la mosaïque de paysages, de savoir-faire et d’émotions qu’offre le vignoble du Rhône.

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