Sur les traces romaines : l’épopée de la vigne en vallée du Rhône

31 août 2025

Aux origines du vignoble rhodanien : un territoire stratégique

La vallée du Rhône se dessine depuis toujours comme une voie de passage naturelle, corridor essentiel entre la Méditerranée et les terres du nord. Avant l’arrivée des Romains, le Rhône accueillait déjà d’intenses échanges : Étrusques, Grecs et Celtes y commerçaient, et la vigne y aurait existé à l’état sauvage. Pourtant, c’est à partir du Ier siècle avant notre ère que se joue, sous l’impulsion romaine, la naissance d’un véritable vignoble structuré, ancêtre de ce terroir reconnu aujourd’hui à travers le monde.

La conquête de la Narbonnaise en -121 avant J.-C. ouvre la voie à la romanisation du territoire et à la transformation profonde de l’agriculture locale. Les Romains, praticiens aguerris de la viticulture, importent leurs cépages, leurs techniques et leurs ambitions économiques — car le vin, dans l’Empire, transcende la simple boisson pour devenir un marqueur de civilisation.

Quand la vigne fait son entrée : chronologie de l’implantation romaine

Les documents historiques sur la genèse du vignoble rhodanien sont rares, mais l’archéologie et certains textes antiques lèvent le voile sur des étapes clés :

  • Autour de -125 à -121 av. J.-C. : début de la colonisation romaine de la Gaule méridionale avec la création de la province de Narbonnaise et fondation de “Colonia Julia Vienna”, l’actuelle Vienne.
  • Ier siècle av. J.-C. : premières implantations maîtrisées de la vigne, surtout autour des colonies romaines (Vienne, Orange, Arles).
  • Ier siècle ap. J.-C. : apogée de la viticulture rhodanienne, appuyée par la Pax Romana et l’essor des grands domaines ruraux, les villae.

Des découvertes d’amphores vinaires (Dressel 1B et 20) entre Vienne et Arles attestent d’une production abondante dès le Ier siècle — ces amphores servaient à transporter le vin vers Rome et à travers les provinces. Sources : Ministère de la Culture, INAO, “Le Vin et la vigne dans la Gaule romaine”, P. Tchernia, 1986.

Techniques romaines et adaptation au terroir rhodanien

Les Romains n’importent pas seulement des plants, mais de véritables pratiques viticoles, transformant le paysage agricole local :

  • Choix des cépages : Les cépages italiques comme le vitis vinifera sont acclimatés sur les terrasses du Rhône. Si le “Vitis allobrogica” — probablement une vigne noire résistante au froid — est mentionnée par Pline l’Ancien pour la région viennoise, il existe un débat quant à son identité précise : certains chercheurs y voient l’ancêtre des cépages sérine ou syrah (Larousse Vignoble).
  • Installation en terrasses : La topographie exigeante, notamment dans le secteur de l’actuelle Côte-Rôtie, amène les vignerons à aménager des restanques (“terrasses”) soutenues par des murets de pierres sèches. Cette technique emblématique façonne encore le paysage.
  • La vinification : Les Romains introduisent les pressoirs à vis, les cuves en dolia (grandes jarres en terre cuite) et des règles strictes de sélection et de conservation, améliorant de manière décisive la qualité et la stabilité du vin sur longue distance.

Le climat du Rhône, oscillant entre influences méditerranéennes et continentales, favorise cette viticulture ambitieuse.

La dynamique économique et commerciale du vin rhodanien à l’époque romaine

La vallée du Rhône devient rapidement un centre de production et de négoce grâce à la synergie exceptionnelle entre le fleuve, voie d’exportation, et les grands axes romains (Via Agrippa vers Lyon puis vers la Germanie). Dès la fin du Ier siècle, le vin rhodanien s’impose jusque dans les amphores retrouvées à Ostie, Rome, ou sur les rives du Rhin.

  • Vienne : en moins d’un siècle, la ville acquiert le droit de produire du vin pour Rome, statut rare qui lui permet d’exporter sur la capitale impériale (source : Tchernia, op. cit.).
  • Mention dans les textes antiques : Sénèque et Martial évoquent la qualité et la renommée des vins du secteur de Vienne et des Allobroges au Ier siècle ap. J.-C.

La fiscalité impériale encourage aussi la plantation de vignes sur le territoire rhodanien, mais des limitations apparaissent dès le IIIe siècle avec le décret de Domitien, qui tente de restreindre la croissance du vignoble en provinces pour protéger les producteurs italiens.

À quoi ressemblaient les vins du Rhône sous l’empire ?

Si l’on ignore leur goût exact, on sait que les vins produits étaient plutôt rouges ou bruns, parfois assez capiteux. Les techniques de conservation impliquent souvent l’ajout de résine ou d’herbes aromatiques. Les amphores retrouvées dans la région présentent parfois des bouchons de poix ou de gypse.

  • Exportations attestées : Des analyses récentes d’amphores de la région de Vienne ont démontré la présence de restes d’acides tartriques typiques du vin (F. Longo, “Le vin antique – Archéochimie”, persée.fr).
  • Arômes supposés : Il est vraisemblable que les vins de l’époque, bien plus rustiques que ceux d’aujourd’hui, pouvaient néanmoins porter la marque des terroirs, avec une robe soutenue et une certaine puissance.

Certains auteurs latins mentionnent la réputation de vin “noir” ou même “fumeux” du Rhône, possiblement une référence à l’intense coloration ou à des arômes liés au climat et aux cépages utilisés.

Vestiges et héritages visibles aujourd’hui

La vigne romaine ne survit pas à toutes les invasions. Néanmoins, le legs romain subsiste de plusieurs manières :

  • Restes de villae viticoles : Des fouilles à Saint-Romain-en-Gal ou Sainte-Colombe au sud de Vienne ont livré les ruines de véritables domaines viti-vinicoles, dont les pressoirs, dolia et installations hydrauliques sont encore reconnaissables (Musée gallo-romain Saint-Romain-en-Gal).
  • Cartographie ancienne du vignoble : Sur les pentes de Tournon, d’Ampuis ou de Châteauneuf-du-Pape, le tracé des terrasses reprend parfois l’emplacement originel des cultures antiques.
  • Continuation de coutumes : La pratique du palissage (tutorage des vignes) et la vinification en amphore, remise au goût du jour par certains vignerons du Rhône, rappellent clairement l’héritage romain.

Le Rhône se distingue aujourd’hui comme l’un des plus vastes et des plus anciens vignobles de France, porté par deux millénaires d’innovation et de transmission. Cette implantation stratégique effectuée par les Romains marque le début de la singularité rhodanienne, au croisement de l’histoire, du terroir et de l’esprit d’entreprise.

Perspectives : du patrimoine à la modernité

Plonger dans la grande histoire du vignoble rhodanien, c’est percevoir combien chaque strate du sol, chaque courbe du fleuve, sont le fruit d’une succession de mains, d’innovations et de visions. La présence romaine, en structurant la viticulture, a scellé une alliance durable entre le vin et la vallée du Rhône. Aujourd’hui, les vignerons continuent d’explorer cette histoire dans leurs pratiques, certains renouent même avec les cépages anciens, et beaucoup perpétuent la tradition des terrasses et de la “chaptalisation” naturelle (via les apports du terroir plutôt que du sucre ajouté). L’aventure de la vigne dans le Rhône, inscrite dans les pierres autant que dans le vin, s’offre ainsi à ceux qui souhaitent comprendre pourquoi ce fleuve est devenu, bien avant l’heure, le berceau d’un art de vivre inimitable.

En savoir plus à ce sujet :

Articles